Les grands discours du Général de Gaulle, Partie1


Le Général de Gaulle a laissé de nombreux discours dont certains ont marqué à jamais la vie politique en France. En voici quelques uns des plus grands :

Appel du 18 juin 1940

Discours à l'Albert Hall de Londres le 15 novembre 1941

Discours de Bayeux du 16 juin 1946

 

Le 18 juin 1940, Charles de Gaulle lance depuis les studios de la BBC de Londres un appel à la Résistance : c'est l'acte fondateur de la Résistance.

Les chefs qui, depuis de nombreuses années, sont à la tête des armées françaises, ont formé un gouvernement.

Ce gouvernement, alléguant la défaite de nos armées, s'est mis en rapport avec l'ennemi pour cesser le combat.

Certes, nous avons été, nous sommes, submergés par la force mécanique, terrestre et aérienne, de l'ennemi.

Infiniment plus que leur nombre, ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui nous font reculer. Ce sont les chars, les avions, la tactique des Allemands qui ont surpris nos chefs au point de les amener là où ils en sont aujourd'hui.

Mais le dernier mot est-il dit? L'espérance doit-elle disparaître? La défaite est-elle définitive? Non!

Croyez-moi, moi qui vous parle en connaissance de cause et vous dis que rien n'est perdu pour la France. Les mêmes moyens qui nous ont vaincus peuvent faire venir un jour la victoire.

Car la France n'est pas seule! Elle n'est pas seule! Elle n'est pas seule! Elle a un vaste Empire derrière elle. Elle peut faire bloc avec l'Empire britannique qui tient la mer et continue la lutte. Elle peut, comme l'Angleterre, utiliser sans limites l'immense industrie des États-Unis.

Cette guerre n'est pas limitée au territoire malheureux de notre pays. Cette guerre n'est pas tranchée par la bataille de France. Cette guerre est une guerre mondiale. Toutes les fautes, tous les retards, toutes les souffrances, n'empêchent pas qu'il y a, dans l'univers, tous les moyens nécessaires pour écraser un jour nos ennemis. Foudroyés aujourd'hui par la force mécanique, nous pourrons vaincre dans l'avenir par une force mécanique supérieure. Le destin du monde est là.

Moi, Général de Gaulle, actuellement à Londres, j'invite les officiers et les soldats français qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, avec leurs armes ou sans leurs armes, j'invite les ingénieurs et les ouvriers spécialistes des industries d'armement qui se trouvent en territoire britannique ou qui viendraient à s'y trouver, à se mettre en rapport avec moi.

Quoi qu'il arrive, la flamme de la résistance française ne doit pas s'éteindre et ne s'éteindra pas.

Demain, comme aujourd'hui, je parlerai à la Radio de Londres.

Le 15 novembre 1941, au cours d'une manifestation à l'Albert Hall de Londres, le Général de Gaulle s'adresse aux Français présents en Grande-Bretagne.

Le voyageur qui gravit la montée s'arrête parfois quelques instants pour mesurer le chemin parcouru et s'orienter vers le but. Ainsi avons-nous jugé bon de nous rassembler aujourd'hui, sur l'initiative émouvante des Français de Grande-Bretagne, pour nous réconforter nous-mêmes par le spectacle de notre union et nous affermir sur le dur chemin de la lutte pour la patrie. Cela nous sera facile, car, malgré le tumulte de la guerre, jamais encore nous n'avons plus clairement discerné ce que nous sommes, ce que nous voulons et pourquoi nous sommes certains d'avoir choisi la meilleure part pour le service de la France.

Ce que nous sommes? Rien n'est plus simple que de répondre à cette question. Il y aura dix-sept mois demain qu'elle a été posée et résolue. Nous sommes des Français de toutes origines, de toutes conditions, de toutes opinions, qui avons décidé de nous unir dans la lutte pour notre pays. Tous l'ont fait volontairement, purement, simplement. Je ne commettrai pas l'indélicatesse d'insister sur ce que cela représente, au total, de souffrances et de sacrifices. Chacun de nous est seul à connaître, dans le secret de son coeur, ce qu'il lui en a coûté. Mais, c'est d'une telle abnégation, autant que d'une telle cohésion, que nous tirons notre force. C'est de ce foyer qu'a jailli, chaque jour plus haute et plus ardente, la grande flamme française qui nous a désormais trempés.

Car c'est à l'appel de la France que nous avons obéi. Au moment où tout paraissait crouler dans le désastre et dans le désespoir, il s'agissait de savoir si ce grand et noble pays livré à l'ennemi par la plus atroce trahison de l'Histoire, trouverait parmi ses enfants des hommes assez résolus pour ramasser son drapeau. Il s'agissait de savoir si un Empire intact de 60 millions d'habitants ne contribuerait d'aucune manière à la lutte pour la vie ou pour la mort de la France. Il s'agissait de savoir si, aux côtés de nos braves alliés, qui poursuivaient le combat pour leur salut et pour le nôtre, il ne resterait pas un seul morceau belligérant de nos terres. Il s'agissait de savoir si la voix de la France allait entièrement s'éteindre ou, pire encore, si le monde pourrait penser la reconnaître dans la détestable contrefaçon qu'en font l'ennemi et les traîtres. Il s'agissait de savoir enfin si, dans la nuit de la servitude, la nation ne verrait plus briller aucune lumière d'espérance française pour soutenir son esprit. de résistance et faire la preuve qu'elle restait solidaire du parti de la liberté.

Tel fut, au premier jour, notre but, tel il demeure aujourd'hui, sans que rien en soit changé. Vers ce but, nous avons marché sans hésiter et sans fléchir. Quand on saura avec quels moyens, je crois bien que le monde en marquera quelque étonnement. Nous n'avions ni organisation, ni troupes, ni cadres, ni armes, ni avions, ni navires. Nous n'avions point d'administration, de budget, de hiérarchie, de règlements. Bien peu, en France, nous connaissaient et nous n'étions, pour l'étranger, que des risque-tout sympathiques sans passé et sans avenir.

Or, il ne s'est pas passé un jour sans que nous ayons grandi.
Chacun sait quelles furent les étapes, toujours dures, parfois cruelles, de notre marche en avant. Chacun peut imaginer les difficultés matérielles et morales que nous avons dû surmonter. Chacun connaît l'étendue des territoires, le degré de force militaire, la valeur de l'influence, que nous avons pu reporter dans la guerre au seul service de la patrie. Nous étions une poussière d'hommes. Nous sommes maintenant un bloc inébranlable. Nous nous sommes rendu à nous-mêmes le droit d'être des Français fiers et libres. Par-dessus tout, nous avons rétabli dans notre peuple prisonnier les liens de l'unité française avec la volonté de résistance pour la vengeance et de redressement pour la grandeur.

Car, c'est un fait que la France, malgré la stupeur d'une défaite militaire méritée par ses chefs, mais non par elle-même, malgré le trouble jeté dans son âme par la trahison d'hommes qu'elle considérait comme symboles de l'honneur, malgré la pression de l'ennemi, exercée tantôt sous la forme de violences sans nom, tantôt par offres doucereuses d'allégements et de collaboration, malgré un régime abject de police et de persécutions, malgré l'effort acharné de corruption des esprits par propagande unilatérale, c'est un fait que la France ne s'est nullement abandonnée. C'est un fait que la France a su discerner, au travers du nuage de sang et de larmes dont on tentait de l'aveugler, que la seule voie qui mène au salut est celle qu'ont choisie pour elle ceux de ses enfants qui sont libres.

Il n'y a pas, à cet égard, la moindre distinction à faire entre les Français de Brazzaville, de Beyrouth, de Damas, de Nouméa, de Pondichéry, de Londres, et les Français de Paris, de Lyon, de Marseille, de Lille, de Bordeaux, de Strasbourg. Sauf une poignée de malheureux et une chambrée de misérables qui, par panique, folie ou intérêt, ont spéculé sur la défaite de la patrie et qui dominent provisoirement par la tromperie, la prison ou la famine, la nation n'a jamais marqué une pareille unanimité. On peut dire, littéralement, que ceux des Français qui vivent ne vivent plus que pour vouloir la libération nationale. Et l'on peut dire aussi que, pour 40 millions de Français, l'idée même de la victoire se confond avec celle de la victoire des Français Libres.

Il est aisé de s'expliquer qu'à mesure que nous devenions une réalité grandissante et surtout à mesure que se dévoilait l'adhésion secrète de la France, beaucoup d'hommes se soient souciés, chez nous et à l'étranger, de connaître quels sont au juste nos caractères et nos desseins? Si dure et si longue que doive être la guerre, son aboutissement sera un certain ordre national et international. Rien n'est plus naturel que de s'interroger sur ce que veut, à ce point de vue, réaliser cette grande force neuve qui s'appelle la France Libre, en attendant que, par la victoire, elle se confonde avec la France tout court.

Il est vrai qu'à cette question: "Que veut la France Libre?" certains, qui ne lui sont de rien, se hâtent souvent de répondre à sa place. Aussi nous est-il arrivé de nous voir prêter à la fois les intentions les plus contradictoires, soit par l'ennemi, soit par cette sorte d'amis qui, sans doute à force de zèle, ne peuvent contenir à notre endroit l'empressement de leurs soupçons. L'une des rares distractions que m'accorde ma tâche présente consiste à rapprocher parfois ces diverses affirmations. Car il est plaisant d'observer que les Français Libres sont jugés, le même jour, à la même heure, comme inclinant vers le fascisme, ou préparant la restauration d'une monarchie constitutionnelle, ou poursuivant la rétablissement intégral de la République parlementaire, ou visant à remettre au pouvoir les hommes politiques d'avant-guerre, spécialement ceux qui sont de race juive ou d'obédience maçonnique, ou enfin poussant au triomphe de la doctrine communiste. Quant à notre action extérieure, nous entendons les mêmes voix déclarer, suivant l'occasion ou que nous sommes des anglophobes dressés contre la Grande-Bretagne, ou que nous travaillons, au fond, de connivence avec Vichy, ou que nous nous fixons pour règle de livrer à l'Angleterre les territoires de l'Empire français à mesure qu'ils se rallient. Il y a peu d'apparence que ce que nous pourrons dire ou faire mette un terme à ces allégations. Mais il y a quelque importance à ce que nous affirmions, devant nous-mêmes et devant les autres, quelle est notre politique.

L'article 1er de notre politique consiste à faire la guerre, c'est-à-dire à donner la plus grande extension et la plus grande puissance possibles à l'effort français dans le conflit. Il va de soi que, dans tous les domaines, notre action se combine étroitement avec celle de nos alliés et plus directement avec celle de l'Empire britannique. C'est qu'en effet l'Angleterre a eu l'incomparable mérite et le magnifique courage de faire face, seule, au destin quand il était le plus menaçant et qu'en outre ce grand peuple, qu'on taxe parfois d'un certain manque d'imagination, n'en a pas moins discerné aussitôt par l'esprit et le coeur d'un Churchill, qu'une poignée d'évadés français avaient emporté avec eux l'âme éternelle de la France. Donnant, donnant! nous ne cesserons pas, jusqu'au dernier soir de la dernière bataille, de nous tenir, fidèles et loyaux, aux côtés de la vieille Angleterre. En même temps, nous appelons de nos voeux le moment où les circonstances pourront nous permettre d'apporter un concours - aussi modeste qu'il soit d'abord - à l'héroïque résistance de nos alliés russes. Nous nous tenons en étroite liaison avec nos alliés polonais, tchécoslovaques, grecs, yougoslaves, hollandais, belges, norvégiens, solidarité à nos yeux capitale parce que le sort de leur territoire et celui du nôtre présentent les mêmes caractères de résistance nationale et d'inexpiable oppression et parce que nous ne concevons pas la libération de l'Europe sans leur juste restauration et la réparation du martyre qu'ils endurent.

Nous sommes unis sans réserves avec l'action morale et matérielle des États-Unis, sans laquelle il ne saurait y avoir de victoire et nous usons, avec gratitude, du concours que, par tant de moyens, ils fournissent à ceux qui combattent pour la liberté du monde. Nous nous efforçons de justifier et de développer les réconfortantes sympathies que prodiguent à la France, dans sa lutte et dans ses épreuves, tant de nations de l'univers.

Mais, quelque prix que nous attachions à ces liens qui nous aident et qui nous obligent, nous entendons, dans l'intérêt commun, que notre effort présent et futur demeure l'effort propre de la France et nous sommes d'autant plus ardents à servir ses intérêts, à représenter ses droits et à accomplir ses devoirs que nous savons que sa cause est la cause même des peuples libres. Rien ne saurait nous détourner de suivre la vocation séculaire de notre pays. Mais rien ne pourrait nous faire oublier que sa grandeur est la condition sine qua non de la paix du monde. Il n'y aurait pas de justice si justice n'était pas rendue à la France!

C'est pourquoi nous combattons pour que cette guerre de trente ans, déchaînée en 1914 par l'agression allemande, soit terminée et sanctionnée de telle manière que la France en sorte intacte dans tout ce qui lui appartient, créditée de tout ce qu'elle a perdu et garantie dans sa sécurité.

Nous ne séparons pas, d'ailleurs, ce qui est dû à notre pays de ce qui est dû aux nations qui furent ou qui demeurent nos alliées ou associées dans les mêmes épreuves et contre le même ennemi. Les peuples libres ont fait, maintenant, assez de cruelles expériences pour avoir appris ce que signifie la communauté des droits et des devoirs et ce qu'il en coûte de lui être infidèle. Tous ont payé assez cher pour savoir que leur idéal commun ne pourrait être qu'une charte platonique sans l'établissement de la sécurité réelle et pratique de chacun et sans l'organisation de la solidarité internationale.

Si la situation de notre patrie écrasée, pillée, trahie, exige que nous nous absorbions dans la tâche de la guerre, nous ne pouvons nous détacher de ce que peut et doit être le destin intérieur de la nation. Nous le pouvons d'autant moins que le désastre momentané de la France a bouleversé de fond en comble les fondements mêmes de son existence, emporté les institutions qu'elle pratiquait antérieurement, altéré profondément la condition de chaque individu et, par-dessus tout, jeté dans les âmes mille ferments passionnés. Si l'on a pu dire que cette guerre est une révolution, cela est vrai pour la France plus que pour tout autre peuple. Une nation qui paye si cher les fautes de son régime, politique, social, moral et la défaillance ou la félonie de tant de chefs, une nation qui subit si cruellement les efforts de désagrégation physique et morale que déploient contre elle l'ennemi et ses collaborateurs, une nation dont les hommes, les femmes, les enfants, sont affamés, mal vêtus, point chauffés, dont 2 millions de jeunes gens sont tenus captifs, pendant des mois et des années, dans des baraques de prisonniers, des camps de concentration, des bagnes ou des cachots, une nation à qui ne sont offertes, comme solution et comme espérance, que le travail forcé pour le compte de l'ennemi, le combat contre ses propres enfants et ses fidèles alliés, le repentir d'avoir osé se dresser face aux frénésies conquérantes d'Hitler et le rite des prosternations devant l'image du Père-la-Défaite, cette nation est nécessairement un foyer couvant sous la cendre. Il n'y a pas le moindre doute que, de la crise terrible qu'elle traverse, sortira, pour la nation française, un vaste renouvellement.

Est-il besoin de dire que ce ne sont pas les Français Libres qui voudraient jamais contrarier une telle transformation? Bien au contraire, ils prétendent être, par excellence, en mesure d'y contribuer par l'exemple qu'ils donnent de leur union et de leur dévouement au service de la patrie et par le fait qu'eux-mêmes se font un coeur et un esprit nouveaux. Nous savons que l'immense majorité des Français, dans laquelle nous nous comptons, a définitivement condamné, à la fois les abus anarchiques d'un régime en décadence, ses gouvernements d'apparence, sa justice influencée, ses combinaisons d'affaires, de prébendes et de privilèges, et l'affreuse tyrannie des maîtres esclaves de l'ennemi, leurs caricatures de lois, leur marché noir, leurs serments imposés, leur discipline par délation, leurs microphones dans les antichambres. Nous tenons pour nécessaire qu'une vague grondante et salubre se lève du fond de la nation et balaie les causes du désastre pêle-mêle avec l'échafaudage bâti sur la capitulation. Et c'est pourquoi, l'article 2 de notre politique est de rendre la parole au peuple, dès que les événements lui permettront de faire connaître librement ce qu'il veut et ce qu'il ne veut pas.

Quant aux bases de l'édifice futur des institutions françaises, nous prétendons pouvoir les définir par conjonction des trois devises qui sont celles des Français Libres. Nous disons: "Honneur et Patrie," entendant par là que la nation ne pourra revivre que dans l'air de la victoire et subsister que dans le culte de sa propre grandeur. Nous disons: "Liberté, Égalité, Fraternité," parce que notre volonté est de demeurer fidèles aux principes démocratiques que nos ancêtres ont tirés du génie de notre race et qui sont l'enjeu de cette guerre pour la vie ou la mort. Nous disons "Libération" et nous disons cela dans la plus large acception du terme, car, si l'effort ne doit pas se terminer avant la défaite et le châtiment de l'ennemi, il est d'autre part nécessaire qu'il ait comme aboutissement, pour chacun des Français, une condition telle qu'il lui soit possible de vivre, de penser, de travailler, d'agir, dans la dignité et dans la sécurité. Voilà l'article 3 de notre politique!

La route que le devoir nous impose est longue et dure. Mais peut-être le drame de la guerre est-il à son point culminant? Peut-être l'Allemagne commence-t-elle à subir, à son tour, la fascination du désastre qui n'avait, longtemps, paralysé que ses ennemis? Peut-être l'Italie sera-t-elle bientôt, une fois de plus, suivant le mot de Byron: "La triste mère d'un empire mort?" Mais, quels que doivent être le terme et le prix de la victoire, nous y avons marqué la place de notre patrie. Il n'y a plus maintenant, pour nous, d'autre raison, d'autre intérêt, d'autre honneur, que de rester, jusqu'au bout, des Français dignes de la France.

Le 20 janvier 1946, Charles de Gaulle a démissionné du Gouvernement Provisoire de la République Française. A peine redevenu un simple citoyen, il est à Bayeux où il prononce un célèbre discours sur sa conception d'une vraie Constitution pour la France.

Dans notre Normandie, glorieuse et mutilée, Bayeux et ses environs furent témoins d'un des plus grands événements de l'Histoire. Nous attestons qu'ils en furent dignes. C'est ici que, quatre années après le désastre initial de la France et des Alliés, débuta la victoire finale des Alliés et de la France. C'est ici que l'effort de ceux qui n'avaient jamais cédé et autour desquels s'étaient, à partir du 18 juin 1940, rassemblé l'instinct national et reformée la puissance française tira des événements sa décisive justification.

En même temps, c'est ici que sur le sol des ancêtres réapparut l'État; l'État légitime, parce qu'il reposait sur l'intérêt et le sentiment de la nation; l'État dont la souveraineté réelle avait été transportée du côté de la guerre, de la liberté et de la victoire, tandis que la servitude n'en conservait que l'apparence; l'État sauvegardé dans ses droits, sa dignité, son autorité, au milieu des vicissitudes du dénuement et de l'intrigue; l'État préservé des ingérences de l'étranger; l'État capable de rétablir autour de lui l'unité nationale et l'unité impériale, d'assembler toutes les forces de la patrie et de l'Union française, de porter la victoire à son terme, en commun avec les Alliés, de traiter d'égal à égal avec les autres grandes nations du monde, de préserver l'ordre public, de faire rendre la justice et de commencer notre reconstruction.

Si cette grande oeuvre fut réalisée en dehors du cadre antérieur de nos institutions, c'est parce que celles-ci n'avaient pas répondu aux nécessités nationales et qu'elles avaient, d'elles-mêmes, abdiqué dans la tourmente. Le salut devait venir d'ailleurs. Il vint, d'abord, d'une élite, spontanément jaillie des profondeurs de la nation et qui, bien au-dessus de toute préoccupation de parti ou de classe, se dévoua au combat pour la libération, la grandeur et la rénovation de la France. Sentiment de sa supériorité morale, conscience d'exercer une sorte de sacerdoce du sacrifice et de l'exemple, passion du risque et de l'entreprise, mépris des agitations, prétentions, surenchères, confiance souveraine en la force et en la ruse de sa puissante conjuration aussi bien qu'en la victoire et en l'avenir de la patrie, telle fut la psychologie de cette élite partie de rien et qui, malgré de lourdes pertes, devait entraîner derrière elle tout l'Empire et toute la France.

Elle n'y eût point, cependant, réussi sans l'assentiment de l'immense masse française. Celle-ci, en effet, dans sa volonté instinctive de survivre et de triompher, n'avait jamais vu dans le désastre de 1940 qu'une péripétie de la guerre mondiale où la France servait d'avant-garde. Si beaucoup se plièrent, par force, aux circonstances, le nombre de ceux qui les acceptèrent dans leur esprit et dans leur coeur fut littéralement infime. Jamais la France ne crut que l'ennemi ne fût point l'ennemi et que le salut fût ailleurs que du côté des armes de la liberté. A mesure que se déchiraient les voiles, le sentiment profond du pays se faisait jour dans sa réalité. Partout où paraissait la croix de Lorraine s'écroulait l'échafaudage d'une autorité qui n'était que fictive, bien qu'elle fût, en apparence, constitutionnellement fondée. Tant il est vrai que les pouvoirs publics ne valent, en fait et en droit, que s'ils s'accordent avec l'intérêt supérieur du pays, s'ils reposent sur l'adhésion confiante des citoyens. En matière d'institutions, bâtir sur autre chose, ce serait bâtir sur du sable. Ce serait risquer de voir l'édifice crouler une fois de plus à l'occasion d'une de ces crises auxquelles, par la nature des choses, notre pays se trouve si souvent exposé.

Voilà pourquoi, une fois assuré le salut de l'État, dans la victoire remportée et l'unité nationale maintenue, la tâche par-dessus tout urgente et essentielle était l'établissement des nouvelles institutions françaises. Dès que cela fut possible, le peuple français fut donc invité à élire ses constituants, tout en fixant à leur mandat des limites déterminées et en se réservant à lui-même la décision définitive. Puis, une fois le train mis sur les rails, nous-mêmes nous sommes retirés de la scène, non seulement pour ne point engager dans la lutte des partis ce qu'en vertu des événements nous pouvons symboliser et qui appartient à la nation tout entière, mais encore pour qu'aucune considération relative à un homme, tandis qu'il dirigeait l'État , ne pût fausser dans aucun sens l'oeuvre des législateurs.

Cependant, la nation et l'Union française attendent encore une Constitution qui soit faite pour elles et qu'elles aient pu joyeusement approuver. A vrai dire, si l'on peut regretter que l'édifice reste à construire, chacun convient certainement qu'une réussite quelque peu différée vaut mieux qu'un achèvement rapide mais fâcheux.

Au cours d'une période de temps qui ne dépasse pas deux fois la vie d'un homme, la France fut envahie sept fois et a pratiqué treize régimes, car tout se tient dans les malheurs d'un peuple. Tant de secousses ont accumulé dans notre vie publique des poisons dont s'intoxique notre vieille propension gauloise aux divisions et aux querelles. Les épreuves inouïes que nous venons de traverser n'ont fait, naturellement, qu'aggraver cet état de choses. La situation actuelle du monde où, derrière des idéologies opposées, se confrontent des Puissances entre lesquelles nous sommes placés, ne laisse pas d'introduire dans nos luttes politiques un facteur de trouble passionné. Bref, la rivalité des partis revêt chez nous un caractère fondamental, qui met toujours tout en question et sous lequel s'estompent trop souvent les intérêts supérieurs du pays. Il y a là un fait patent, qui tient au tempérament national, aux péripéties de l'Histoire et aux ébranlements du présent, mais dont il est indispensable à l'avenir du pays et de la démocratie que nos institutions tiennent compte et se gardent, afin de préserver le crédit des lois, la cohésion des gouvernements, l'efficience des administrations, le prestige et l'autorité de l'État.

C'est qu'en effet, le trouble dans l'État a pour conséquence inéluctable la désaffection des citoyens à l'égard des institutions. Il suffit alors d'une occasion pour faire apparaître la menace de la dictature. D'autant plus que l'organisation en quelque sorte mécanique de la société moderne rend chaque jour plus nécessaires et plus désirés le bon ordre dans la direction et le fonctionnement régulier des rouages. Comment et pourquoi donc ont fini chez nous la Ière, la IIe, la IIIe Républiques? Comment et pourquoi donc la démocratie italienne, la République allemande de Weimar, la République espagnole, firent-elles place aux régimes que l'on sait? Et pourtant, qu'est la dictature, sinon une grande aventure? Sans doute, ses débuts semblent avantageux. Au milieu de l'enthousiasme des uns et de la résignation des autres, dans la rigueur de l'ordre qu'elle impose, à la faveur d'un décor éclatant et d'une propagande à sens unique, elle prend d'abord un tour de dynamisme qui fait contraste avec l'anarchie qui l'avait précédée. Mais c'est le destin de la dictature d'exagérer ses entreprises. A mesure que se fait jour parmi les citoyens l'impatience des contraintes et la nostalgie de la liberté, il lui faut à tout prix leur offrir en compensation des réussites sans cesse plus étendues. La nation devient une machine à laquelle le maître imprime une accélération effrénée. Qu'il s'agisse de desseins intérieurs ou extérieurs, les buts, les risques, les efforts, dépassent peu à peu toute mesure. A chaque pas se dressent, au-dehors et au-dedans, des obstacles multipliés. A la fin, le ressort se brise. L'édifice grandiose s'écroule dans le malheur et dans le sang. La nation se retrouve rompue, plus bas qu'elle n'était avant que l'aventure commençât.

Il suffit d'évoquer cela pour comprendre à quel point il est nécessaire que nos institutions démocratiques nouvelles compensent, par elles-mêmes, les effets de notre perpétuelle effervescence politique. Il y a là, au surplus, pour nous une question de vie ou de mort, dans le monde et au siècle où nous sommes, où la position, d'indépendance et jusqu'à l'existence de notre pays et de notre Union Française se trouvent bel et bien en jeu. Certes, il est de l'essence même de la démocratie que les opinions s'expriment et qu'elles s'efforcent, par le suffrage, d'orienter suivant leurs conceptions l'action publique et la législation. Mais aussi tous les principes et toutes les expériences exigent que les pouvoirs publics: législatif, exécutif, judiciaire, soient nettement séparés et fortement équilibrés et, qu'au-dessus des contingences politiques, soit établi un arbitrage national qui fasse valoir la continuité au milieu des combinaisons.

Il est clair et il est entendu que le vote définitif des lois et des budgets revient à une Assemblée élue au suffrage universel et direct. Mais le premier mouvement d'une telle Assemblée ne comporte pas nécessairement une clairvoyance et une sérénité entières. Il faut donc attribuer à une deuxième Assemblée, élue et composée d'une autre manière, la fonction d'examiner publiquement ce que la première a pris en considération, de formuler des amendements, de proposer des projets. Or, si les grands courants de politique générale sont naturellement reproduits dans le sein de la Chambre des Députés, la vie locale, elle aussi, a ses tendances et ses droits. Elle les a dans la Métropole. Elle les a, au premier chef, dans les territoires d'outre-mer, qui se rattachent à l'Union Française par des liens très divers. Elle les a dans cette Sarre à qui la nature des choses, découverte par notre victoire, désigne une fois de plus sa place auprès de nous, les fils des Francs. L'avenir des 110 millions d'hommes et de femmes qui vivent sous notre drapeau est dans une organisation de forme fédérative, que le temps précisera peu à peu, mais dont notre Constitution nouvelle doit marquer le début et ménager le développement.

Tout nous conduit donc à instituer une deuxième Chambre dont, pour l'essentiel, nos Conseils généraux et municipaux éliront les membres. Cette Chambre complétera la première en l'amenant, s'il y a lieu, soit à réviser ses propres projets, soit à en examiner d'autres, et en faisant valoir dans la confection des lois ce facteur d'ordre administratif qu'un collège purement politique a forcément tendance à négliger. Il sera normal d'y introduire, d'autre part, des représentants, des organisations économiques, familiales, intellectuelles, pour que se fasse entendre, au-dedans même de l'État , la voix des grandes activités du pays. Réunis aux élus des assemblée locales des territoires d'outre-mer, les membres de cette Assemblée formeront le grand Conseil de l'Union française, qualifié pour délibérer des lois et des problèmes intéressant l'Union, budgets, relations extérieures, rapports intérieurs, défense nationale, économie, communications.

Du Parlement, composé de deux Chambres et exerçant le pouvoir législatif, il va de soi que le pouvoir exécutif ne saurait procéder, sous peine d'aboutir à cette confusion des pouvoirs dans laquelle le Gouvernement ne serait bientôt plus rien qu'un assemblage de délégations. Sans doute aura-t-il fallu, pendant la période transitoire où nous sommes, faire élire par l'Assemblée nationale constituante le Président du gouvernement provisoire, puisque, sur la table rase, il n'y avait aucun autre procédé acceptable de désignation. Mais il ne peut y avoir là qu'une disposition du moment. En vérité, l'unité, la cohésion, la discipline intérieure du gouvernement de la France doivent être des choses sacrées, sous peine de voir rapidement la direction même du pays impuissante et disqualifiée. Or, comment cette unité, cette cohésion, cette discipline, seraient-elles maintenues à la longue si le pouvoir exécutif émanait de l'autre pouvoir auquel il doit faire équilibre, et si chacun des membres du gouvernement, lequel est collectivement responsable devant la représentation nationale tout entière, n'était, à son poste, que le mandataire d'un parti?

C'est donc du chef de l'État, placé au-dessus des partis, élu par un collège qui englobe le Parlement mais beaucoup plus large et composé de manière à faire de lui le Président de l'Union française en même temps que celui de la République, que doit procéder le pouvoir exécutif. Au chef de l'État la charge d'accorder l'intérêt général quant au choix des hommes avec l'orientation qui se dégage du Parlement. A lui la mission de nommer les ministres et, d'abord, bien entendu, le Premier, qui devra diriger la politique et le travail du gouvernement. Au chef de l'État la fonction de promulguer les lois et de prendre les décrets, car c'est envers l'État tout entier que ceux-ci et celles-là engagent les citoyens. A lui la tâche de présider les Conseils du gouvernement et d'y exercer cette influence de la continuité dont une nation ne se passe pas. A lui l'attribution de servir d'arbitre au-dessus des contingences politiques, soit normalement par le conseil, soit, dans les moments de grave confusion, en invitant le pays à faire connaître par des élections sa décision souveraine. A lui, s'il devait arriver que la patrie fût en péril, le devoir d'être le garant de l'indépendance nationale et des traités conclus par la France.

Des Grecs, jadis, demandaient au sage Solon: "Quelle est la meilleure Constitution?" Il répondait: "Dites-moi, d'abord, pour quel peuple et à quelle époque?" Aujourd'hui, c'est du peuple français et des peuples de l'Union française qu'il s'agit, et à une époque bien dure et bien dangereuse! Prenons-nous tels que nous sommes. Prenons le siècle comme il est. Nous avons à mener à bien, malgré d'immenses difficultés, une rénovation profonde qui conduise chaque homme et chaque femme de chez nous à plus d'aisance, de sécurité, de joie, et qui nous fasse plus nombreux, plus puissants, plus fraternels. Nous avons à conserver la liberté sauvée avec tant et tant de peine. Nous avons à assurer le destin de la France au milieu de tous les obstacles qui se dressent sur sa route et sur celle de la paix. Nous avons à déployer, parmi nos frères les hommes, ce dont nous somme capables, pour aider notre pauvre et vieille mère, la Terre. Soyons assez lucides et assez forts pour nous donner et pour observer des règles de vie nationale qui tendent à nous rassembler quand, sans relâche nous sommes portés à nous diviser contre nous-mêmes! Toute notre Histoire, c'est l'alternance des immenses douleurs d'un peuple dispersé et des fécondes grandeurs d'une nation libre groupée sous l'égide d'un État fort.

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